(extrait d’une nouvelle biographie à paraître) ©
Hervé, natif de Brest, est un Ti-Zef « pur jus ». Venu au monde aux lisières de l’ancienne commune de Lambézellec quelques semaines avant le déferlement des troupes allemandes le 19 juin 1940, il passe les premières années de son existence sur les bords de l’Aulne dans la maison de ses grands-parents, où sa mère et ses sœurs aînées ont aussi trouvé refuge. Au lendemain de la guerre, quand Hervé retrouve sa ville natale dont il n’avait évidemment gardé aucun souvenir, il découvre un paysage de désolation. À la veille du conflit, la commune de Brest comptait 11 700 bâtiments. Pendant quatre années interminables, 30 000 tonnes de bombes et 100 000 obus se sont abattus sur la cité. À l’entrée des troupes américaines et des résistants les 18 et 19 septembre 1944, le bilan est terrible : 4 800 immeubles ont été entièrement détruits, 3 700 fortement endommagés et 2 000 autres plus légèrement sinistrés. Dix pour cent à peine des immeubles sont encore intacts. Pourtant, la vie va reprendre le dessus dans un environnement quotidien où le bruit des chantiers de déblaiement puis de reconstruction se mêle, selon les saisons, à la poussière ou à la boue des chemins de terre. Pour les enfants et les adolescents qui traversent cette période, un autre élément marque le paysage et va imprimer pour toujours leur mémoire : le lycée en baraques qui surgit des décombres dès 1945. Hervé raconte « son » lycée en baraques.
Brest années 50 : au temps du lycée en baraques
À partir de mon retour à Brest en 1946, qui a coïncidé avec mon entrée à l’école élémentaire, et jusqu’à la fin de l’année de seconde, toute ma scolarité s’est déroulée dans un seul et même établissement, le lycée de l’Harteloire, au centre-ville de Brest. Dans les années d’après-guerre et jusqu’au milieu des années 50 ce fut l’unique lycée public de la ville, les gens l’appelaient donc le « lycée de Brest ». L’établissement réunissait alors ce que les autorités académiques appelaient le « petit lycée », à savoir l’école primaire, et le « grand lycée », c’est-à-dire le secondaire qui comprenait le collège et le lycée proprement dit, lequel intégrait une classe de préparation à l’École navale. Tout ce petit monde était scolarisé dans des baraques et les différentes classes d’âge étaient supervisées par une seule et même direction. Pour autant, une rue séparait le « petit » et le « grand lycée ». Les classes primaires se trouvaient à proximité de l’hôpital maritime, de même que les dortoirs des pensionnaires et la cantine.
Pour toujours, le « lycée en baraques », premier lycée mixte
Durant toute la période où j’ai suivi ma scolarité à Brest, c’est-à-dire jusqu’en 1957, je n’ai connu que des classes en baraques. C’est dire si le paysage de la reconstruction a marqué durablement les générations qui ont vécu l’après-guerre. Ce n’est pas pour rien si les anciens du lycée de l’Harteloire en baraques ont voulu se constituer en association et l’ont fait perdurer jusqu’à nos jours. Je me souviens très bien du tribunal et de la mairie qui, mis à la même enseigne que nous, étaient établis dans des baraques. Les élus et les services municipaux ont dû patienter jusqu’en 1961 avant d’emménager dans un bâtiment en dur.
Le lycée de Brest en baraques a été le premier lycée mixte de France, car il fallait faire vite pour accueillir toute cette population scolaire dans une période de grande pénurie. Cette mixité entre filles et garçons se remarquait aussi entre milieux sociaux : les enfants d’ouvriers se mêlaient aux fils de commerçants. Quand le lycée de Kerichen a ouvert, au milieu des années 50, la carte scolaire a été rebattue. Comme le lycée de l’Harteloire situé dans le centre-ville en reconstruction avait la réputation de recevoir des élèves de milieux aisés, les familles de la bourgeoisie s’arrangeaient pour que leur progéniture y soit inscrite. Je me souviens de ces médecins parents d’élèves qui n’hésitaient pas à donner comme adresse le siège d’une association à l’hôpital Morvan !
L’ambiance au lycée était plutôt au chahut, mais la discipline était appliquée d’une main de fer par des surveillants généraux qui ne laissaient rien passer. Il est vrai que certains adolescents étaient assez durs. La période de la guerre, où il avait souvent fallu se soumettre à l’autorité de l’occupant, avait probablement aiguisé leur appétit de liberté en même temps qu’elle les avait rendus revêches aux instructions des adultes.
Nous avons bénéficié de la solidarité de la ville de Denver. La ville du Colorado avait noué un jumelage avec Brest en 1948, à l’initiative d’une enseignante américaine qui avait visité la cité du Ponant au terme d’un tour de l’Europe. Je me souviens qu’en classe de 10ème, l’équivalent du CE1 aujourd’hui, nous avions reçu des colis des États-Unis, avec porte-plumes et cahiers, qui nous ont été bien utiles, et d’autres fournitures aussi dont nous n’avons pas eu l’usage car elles n’étaient pas adaptées aux méthodes d’enseignement qui nous étaient appliquées.
Des professeurs de l’Harteloire participaient à l’animation du ciné-club du Vox, le rendez-vous hebdomadaire de tous les potaches brestois. D’autres me reviennent en mémoire comme les deux frères Stéphan qui enseignaient les mathématiques. Ils nous faisaient rire parce que tous les deux étaient des passionnés de football mais tandis que l’un était un fervent supporter du Stade brestois, le club des patronages catholiques, l’autre soutenait à fond l’ASB, l’Association sportive brestoise, qui était une émanation des patronages laïques. Tous les lundis matin au collège nous avions droit à un résumé gesticulé du match de la veille, ça valait le mime Marceau… Un des frères Stéphan se piquait aussi de vaudevilles, il montait des pièces de théâtre.
Mon maître Yves Le Gallo
J’ai un souvenir précis des cours d’Yves Le Gallo. Il n’était pas encore l’universitaire reconnu et respecté qu’il deviendrait un peu plus tard en prenant une part très active dans la création d’une université de plein exercice à Brest. Mais, jeune agrégé, il savait déjà captiver ses étudiants du lycée en baraques. Je lui dois de m’être passionné pour l’histoire. C’était un personnage très intéressant par son parcours car il était issu d’un milieu modeste, son père était marin de commerce et sa mère femme de ménage. Il connaissait un peu le breton par ses parents, qui étaient originaires du village de Goandour dans la presqu’île de Crozon, et il avait approfondi le sujet auprès d’une branche de sa famille qui habitait une ferme dans les Montagnes Noires, du côté de Gourin.
Plusieurs condisciples ont aussi marqué ma mémoire.
Le destin tragique d’un camarade qui n’a pu épouser la carrière militaire
Une année, en classe de seconde, un drame a frappé notre classe. Un camarade, originaire de Molène, et dont le père était dans la Marine nationale, a appris qu’il ne pourrait pas le suivre dans la carrière à cause de problèmes de santé. Il ne l’a pas supporté, entre deux cours il est parti se jeter du haut du pont de l’Harteloire. Je suis allé me recueillir récemment sur sa tombe, à Molène. Son geste désespéré dit beaucoup des pressions sociales et familiales qui pouvaient s’exercer sur un jeune en ce temps-là.
Dans la classe d’une icône de la scène rock alternative
Ma mémoire a conservé des souvenirs plus joyeux. Je me suis trouvé en classe avec une fille dont je ne pouvais pas soupçonner qu’elle deviendrait une des artistes les plus atypiques et les plus iconiques de la scène artistique en France, je veux parler de la chanteuse et auteure Brigitte Fontaine. Mais il faut admettre qu’adolescente, elle était déjà bien « allumée ». Brigitte se fichait pas mal des conventions et, à cet égard, elle a peut-être été la première « punk » de l’histoire – le côté « no future » en moins -, bien avant les p’tits gars de Londres qui ont formé les Sex Pistols dans les années 70… Passionnée de théâtre, elle en faisait en classe et pas seulement quand un enseignant l’y conviait… Elle collectionnait les remarques acerbes des professeurs de français et de mathématiques. Un jour, pour échapper à une version latine elle a avalé tout un tube de dentifrice !… Récemment, quand j’ai appris qu’elle avait été décorée de la Légion d’honneur par François Hollande, j’ai éclaté de rire. ©
http://brigittefontaine.artiste.universalmusic.fr/
Les Brestoises et les Brestois retrouvent dans ces mémoires une partie de leur mémoire collective, celle d’une ville où les traces de la guerre étaient encore visibles, mais où se développaient aussi les réseaux de solidarité dans les quartiers.
On croyait à la promotion sociale par le lycée et le diplôme, ou par la qualification professionnelle.
Ce type de biographie prend tout son sens dans une ville qui postule au label « Ville d’art et d’histoire »; il constitue un fonds de patrimoine immatériel qui témoigne du mode de vie et de la mentalité qui constituent l’identité urbaine brestoise. collective.